lundi 28 juillet 2025

Sandy - nouvelle inédite

 

Sandy

Jonathan Reynolds

 

« C’est alors que j’éprouvai l’impression la plus horrible de tout ce que j’avais ressenti – celle qui anéantit mon dernier vestige de sang-froid et me lança frénétiquement vers le sud, le long des noires entrées béantes et des fenêtres au regard fixe de poisson, en cette rue déserte de cauchemar. Car, à mieux regarder, je m’aperçus que les eaux éclairées par la lune entre le récif et le rivage étaient loin d’être vides. »

H. P. Lovecraft, « Le Cauchemar d’Innsmouth »

 

Dès qu’elle entre dans l’étroite chambre aux murs blancs, Sandy retient son souffle. Cela n’empêche pas la senteur aigre, piquante, de pénétrer ses narines, et de la faire grimacer. Mais c’est surtout la vue de sa mère qui lui tords l’estomac. Cette peau pâle, presque verdâtre, sous l’éclairage des néons. Les cheveux gris en broussaille comme des racines tortueuses. De la bave au menton. Les yeux qui s’ouvrent soudain, exorbités. Attachée sur son lit – si on peut appeler ainsi ce genre de civière en fer avec un matelas trop mince –, avec de larges sangles rouges.

  Ma fille… Après m’avoir trahi, qu’esse tu fais icitte?

Sandy fige en entendant ces grognements, plus bestiaux que d’habitude. Elle aurait dû prévoir exactement ce qu’elle devait dire pour éviter d’être dominée par cette tyranne, comme toujours.

  Euh…

  Reste pas plantée là. Dis quelque chose ou crisse ton camp.

Sandy déglutit, avant de se ressaisir et d’ancrer son regard dans celui, abyssal, de sa mère. Le visage déjà plissé de celle-ci se crispe en un faciès douloureux. Ses paupières se referment en une fente à peine visible. Des meurtrières dans une muraille infranchissable.

Les mains moites, Sandy se racle la gorge, puis parle d’un ton ferme :

  Je veux des réponses, maman.

  Des réponses?

  J’ai besoin de comprendre.

  Comprendre quoi?

Cette fois, le grognement s’apparente à un cri haineux. De guerre. Instinctivement, Sandy baisse la tête et cette insécurité transparaît dans sa voix plus hésitante :

  Tu… tu me dois des explications.

  J’te dois rien, ma fille.

J’te dois rien… Ces mots frappent Sandy en plein cœur. Ses poings se serrent. Ses dents aussi. Mais elle parvient tant bien que mal à se contrôler, pour prévenir cette colère intérieure qui, lorsqu’elle point, de plus en plus souvent, menace de la ronger, la dévorer. Elle craint le monstre qu’elle devient dans ses cauchemars récurrents. Violente, sanguinaire, sans limite. Pire que sa geôlière. À la place de sortir les griffes et de cracher son venin, elle doit trouver les bons mots, verbaliser cette douleur qui l’habite depuis trop longtemps. J’te dois rien, ma fille. Après une profonde inspiration, Sandy répond avec un calme qui la surprend elle-même et qui l’amène à prononcer chaque syllabe de façon posée :

  Tu me dois rien? T’es sérieuse? Ce que tu m’as fait, c’est...

  J’t’ai jamais battue, tu sauras. Pis t’as toujours eu de quoi manger pis un toit sur la tête. T’es rien qu’une petite ingrate! Pis une traitre! Tu m’as fait enfermer icitte. Moi, j’aurais jamais pu te faire une affaire de même. De quel droit t’es allé brailler chez les voisins?

Comment ose-t-elle se victimiser? Cette fois, Sandy perd sa maîtrise d’elle-même et grogne à son tour :

  De quel droit? Tu m’as fait peur, encore plus que d’habitude… tu m’as menacé. (Dans sa tête, elle compte un, deux, trois, puis poursuit) Pourquoi? Parce que j’ai mis un pied dehors. Tu m’as crié après comme une vraie démone. Tu m’as arraché la clé des mains. Tu voulais me frapper avec comme si c’était un couteau.

  T’avais pas le droit de sortir… T’as jamais eu le droit. Pis je comprends pas comment t’as fait pour la trouver, la clé, j’l’avais cachée ben comme il faut… T’as pas suivi les règles.

Sandy sent son cœur battre de plus en plus vite, de plus en plus fort, contre sa cage thoracique, puis jusque dans ses tempes. Elle manque d’air et sa vision s’embrouille. Avec ses mains tremblantes, elle s’essuie les yeux. D’un ton qui oscille entre la colère et la détresse, elle balance à la gueule de cette vieille folle tout ce qui lui traverse l’esprit sans s’accorder de pause :

  Tu m’as empêché d’aller à l’école, comme les autres enfants! T’as jamais voulu que je me fasse des amis… Tu m’as coupé du monde extérieur! Tu m’as fait croire que les autres étaient dangereux!

La gorge sèche, Sandy torpille sa mère d’un aveu libérateur :

  L’autre jour, j’ai vu des gens nus, dans un livre à la bibliothèque. J’ai compris que j’étais pas comme les autres…

La femme alitée, l’air soudainement aussi chétive qu’inoffensive, ouvre la bouche, la referme sans rien dire.

  Oui, maman, j’ai osé sortir de ta maison, de ton terrain, du quartier même, pour me rendre au centre-ville. Comme tu m’as toujours dit que tout ce que j’avais besoin de savoir se trouvait dans les livres que tu me ramenais de la bibliothèque, que tu choisissais pour moi, je rêvais de découvrir ce lieu légendaire : la bibliothèque. Choisir par moi-même mes lectures, libérée de ton joug, de ton contrôle sur mon éducation… enfin décider de ce que j’apprends de ce monde qui ne se limite pas à notre maison. Mais surtout, je veux comprendre pourquoi je suis comme ça. Je partirai pas d’ici avant d’avoir des réponses, maman.

En prononçant le dernier mot, Sandy avance d’un pas décidé vers sa mère. Pour lui signifier qu’elle n’a plus peur d’elle. Elles se toisent, muettes pendant de longues secondes. Puis, la vieille femme brise ce silence d’une voix émotive, qui ne semble lui appartenir :

  J’ai fait ce qu’il fallait pour pas que tu deviennes comme eux autres.

  Comme eux autres? De qui tu parles?

Sandy constate que sa mère tremble. Que son regard se noie de terreur. Elle devient de nouveau agressive lorsqu’elle rétorque :

  Tu comprendras jamais ce que j’ai dû endurer.

  Explique-toi, une fois pour toutes. Prouve-moi que t’es pas folle. Que t’as eu raison de m’enfermer toute ma vie.

Elle marque une courte pause avant d’ajouter :

  L’autre jour, j’ai fouillé dans tes valises. Celles que tu voulais pas que j’ouvre. Pis j’ai vu tes diplômes. T’étais chirurgienne, dans le temps?

Sandy l’entend déglutir. Voit ses yeux vitreux se river au plafond. Sans jamais cligner.

  Tu veux vraiment savoir ce qui s’est passé?

Après une courte hésitation, Sandy acquiesce, mais réalisant que sa mère ne la regarde pas, elle répond un « oui » plus faible qu’elle ne l’aurait voulu. Elle le répète, d’un volume plus élevé.

  Comme tu veux. J’te préviens, ma fille, ça va être rough. Mais tsé, c’est vrai que t’es rendue adulte astheure, faque t’es capable d’en prendre.

Sa langue humecte frénétiquement ses lèvres gercées.

  J’aurais jamais dû descendre à Innsmouth.

  C’est où, ça?

  Le trou perdu où j’ai été violée.

Un coup de poing dans l’estomac. Sandy peine à rassembler les mots dans le chaos de ses pensées. Parce qu’il faut bien dire quelque chose. Tuer ce silence empli de malaise.

  Euh… Je… Je savais pas.

  Ben non, tu pouvais pas savoir.

Sandy donnerait tout ce qu’elle possède – bien peu, en réalité – pour que l’attention de sa mère revienne sur elle. Pour qu’une fois, dans leur vie, elles se montrent rassurantes l’une pour l’autre.

Bienveillantes. Comme cela semble être possible chez d’autres familles. Dans les livres. Chez les voisins, souvent attablés dans leur cour arrière. Ou chez ces différents groupes d’inconnus qu’elle a croisé sur le trottoir, à qui elle a demandé son chemin vers la bibliothèque. Cette mère qui riait avec sa fillette. Cet homme souriant qui parlait gentiment au téléphone. Et ces adolescents bras dessus bras dessous.

Mais tout ce qui franchit les lèvres de Sandy, est cette question froide :

  Ça… Ça fait longtemps?

  Neuf mois avant ta naissance.

Deuxième coup de poing. La chambre tangue. Les jambes molles, Sandy doit s’agripper à quelque chose, n’importe quoi, ce barreau de lit, tiens, pour ne pas tomber.

  J’aurais jamais dû embarquer dans cet autobus-là. J’aurais dû m’écouter pis pas aller à ce maudit congrès-là dans la grand’ ville… J’me suis jamais rendue là-bas, parce qu’il y avait une escale à Innsmouth, toi chose. Le temps de me promener un peu pour me dégourdir les jambes pis j’étais déjà perdue. J’ai demandé mon chemin, mais le monde était bizarre. Pis ça puait là-bas. T’as aucune idée. Le poisson mort, il y a rien là comparé à ça. Pis la suite, je m’en souviens pas trop… On m’a assommé ou quelque chose comme ça. J’me suis réveillé plus tard avec un crisse de mal de bloc. C’était la nuit. J’étais attachée, toute nue, sur une plage. Il y avait d’autres femmes. On pouvait rien faire. On avait beau crier, personne venait nous aider.

Sandy remarque des larmes sur les joues plissées de sa mère. Son estomac se comprime. C’est la première fois qu’elle la voit pleurer. Elle voudrait la serrer dans ses bras. Mais plus tôt, le docteur l’a prévenu : « Madame Phillips peut se montrer imprévisible, dangereuse même. Je vous recommande de rester sur vos gardes, même si elle est attachée et médicamentée. »

Le ton fataliste de sa mère tire Sandy ses pensées :

  Pis là, ces choses-là sont sorties de l’eau. C’était pas… C’était pas des hommes… C’était des choses… qui nous ont violé. Toute la gang.

Elle commence à râler. De longs râles, comme si la souffrance des événements narrés l’habite encore. Sandy frissonne. Une partie d’elle l’implore de quitter cette chambre, cet hôpital psychiatrique, cette ville, ce pays… Ne jamais revenir. Repartir à zéro. Incarner quelqu’un d’autre. Essayer de s’enraciner dans la normalité. Pour une fois, se mêler aux autres. Mais elle doit connaître la vérité.

Les râles cessent brusquement et l’histoire, elle, se poursuit :

  J’me suis réveillée, le matin. J’avais crissement mal. J’étais encore attachée… Même à ça, j’aurais pas été capable de me lever. Un moment donné, il y a des vieilles maganées, ben laites, qui sont venues nous détacher, les autres pis moi. Ma vieille m’a remis sur pied. Tu croirais pas à ça, comment elle était forte.

Pendant quelques secondes, les yeux de la femme se révulsent et sa bouche s’ouvre sur un cri silencieux. Elle est prise d’une série de convulsions aussi violentes que brèves. Enfin, elle redevient immobile, sauf pour sa bouche qui murmure la suite :

  J’me souviens pas de tout ce qu’elle m’a dit, ça fait longtemps, mais j’ai pas oublié ça : que ces viols-là arrivaient à tous les dix-huit ans. Que ceux des profondeurs avaient besoin de se reproduire. Pis que je donnerais naissance à un mâle. Parce que c’était toujours de même. Jamais de fille.

Sandy n’ose plus bouger, de peur de sombrer dans le gouffre qui s’ouvre sous ses pieds. D’une voix à peine plus forte, mais toujours noyée du même désespoir, sa mère conclut :

  C’est pour ça que je me suis arrangé pour que toi, tu deviennes pas un monstre comme eux autres. J’t’ai castré pour pas que tu sois un mâle. J’suis pas mal sûre que, bientôt, il y a des branchies qui vont apparaître sur ton cou pis t’auras les pieds palmés un moment donné… Sûrement que tu vas ressentir un appel un de ces quatre pour aller les rejoindre, dans les profondeurs… mais toi, ma fille, tu pourras jamais violer qui que ce soit.

jeudi 24 juillet 2025

LUNA - dévoilement de la couverture

Voici la couverture de LUNA, mon prochain roman qui paraîtra le 3 septembre aux éditions Alire. Elle a été conçue par mon ami d'enfance François Pierre Bernier. Comme moi, il est originaire de Bromptonville, là où se déroule l'intrigue de cette histoire fantastique. Quand nous étions adolescents, il s'amusait à dessiner les pages couvertures des scénarios de jeux de rôles d'horreur que j'écrivais. Nous partagions également des projets d'écriture horrifiques qui n'ont jamais vu le jour, sauf pour quelques amis et membres de la famille. Au fil des années, il a illustré plusieurs de mes livres (dont La Légende de McNeil et Cendres d'Innstown). Comme pour nombre de mes projets, il a été le premier bêta-lecteur pour LUNA. Pour moi, il ne faisait donc aucun doute qu'il devait mettre en image ce roman bromptonvillois.



Elle aura votre peau.

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